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Visibles - Invisibles

Par Claire Kueny, critique d'art

Published in exhibition catalogue for Leftover from the Void         _cc781905-5cde-3194 -bb3b-136bad5cf58d_       en anglais

ISBN 9781405268401

Certains endroits n'ont pas besoin de beaucoup.

Ben Jack Nash présente Leftovers from the Void, un projet artistique à la synagogue de Reichshoffen (dans le nord de l'Alsace). Installation en deux parties, dans cet ancien lieu de culte, elle passe inaperçue un certain temps pendant l'exposition. L'œuvre d'art est-elle un reliquat ? En tout cas elle révèle ce qui persiste encore et ce qui subsiste encore de l'édifice et, sans doute,  son aura - faute de dire son âme. Mais quel est le vide que révèlent les restes de cette œuvre ?

Façonnés par l'histoire, habités par la mémoire et l'oubli, construits par le temps, certains lieux sont dépourvus de vide. Cela peut être dit pour la synagogue de Reichshoffen, même si elle est restée inutilisée pendant plus de cinquante ans. Cependant, aucun endroit n'est jamais complètement vide, même ceux qui se présentent comme le cube blanc immaculé [espace de la galerie]. Yves Klein l'illustre en 1957 chez Colette Allendy puis en 1958 chez Iris Clert lors de son exposition La Spécialisation de la sensibilité à l'état matière première en sensibilité picturale stabilisée. Klein couvre les murs blancs de la galerie. Le monochrome devient, sous les traits de la critique, « une exhibition du vide » suggérant avant tout un voyage spirituel, une plongée dans la « sensibilité picturale invisible ». Il ne s'agit en aucun cas d'une matérialisation du vide.

Or, pour pouvoir voir ou percevoir cette « sensibilité invisible » (picturale ou non), l'espace blanc doit être reconstitué. Yves Klein a utilisé des dispositifs d'accueil et de réception pour y parvenir, du choix du carton d'invitation à la couleur des cocktails servis lors du vernissage - tout en bleu. Ce n'est qu'en conditionnant sans relâche les visiteurs et en les orientant vers la couleur bleue qu'ils pourront détecter la présence, l'âme ou, comme Yves Klein a préféré dire, l'aura de l'espace et de l'œuvre :


« Cet état pictural invisible dans l'espace de la galerie doit être à tous égards jusqu'à présent la meilleure définition de la peinture en général, c'est-à-dire son aura. Invisible et immatérielle, si le processus de création est réussi, cette immatérialisation de la peinture doit intervenir sur les corps ou véhicules sensibles des visiteurs avec une bien plus grande efficacité par rapport aux peintures sur toile représentatives visuelles typiques et ordinaires, qu'elles soient figuratives, non figuratives ou même monochrome'

Cette étude de l'immatériel a été pour Yves Klein un voyage important dans la détermination de l'essence d'une œuvre d'art et qui a la capacité d'émouvoir profondément le spectateur. Il était persuadé que cette essence se présente sous la forme de forces invisibles émanant de la matière et possède un pouvoir émotionnel important. Denys Riout écrit qu'Yves Klein a cherché « à identifier et à nommer la force agissante qui distingue une œuvre d'art des autres lorsqu'il la possède ».

Le voyage entrepris par Ben Jack Nash depuis près de deux ans autour de la synagogue de Reichshoffen revisite une partie de l'œuvre d'Yves Klein
autour du vide et notamment du « non-vide » d'un lieu relatif à l'immatériel,
une sensibilité et une aura tantôt visibles, tantôt invisibles mais néanmoins perceptibles malgré tout.

« Ce qui n'est pas visible n'est pas invisible » est le titre d'une œuvre de Julien Discrit, un néon qui reprend les codes élaborés de Joseph Kosuth ou Lawrence Weiner et nie la neutralité recherchée par les artistes conceptuels. Chacun à sa manière suggère que ce qui n'est pas visible n'est pas forcément absent, qu'il n'est vide que pour ceux qui ne voient pas au-delà de la surface.

Cependant, à la différence des recherches de Klein, le travail de Ben Jack Nash à la synagogue de Reichshoffen consiste moins à révéler des forces invisibles et agissantes dans l'œuvre d'art, mais plutôt dans le bâtiment lui-même. Elle a été construite en 1851 et pour la douzaine de résidents juifs résidant encore dans le village après la seconde guerre mondiale a servi de lieu de culte jusqu'à la mort du dernier fonctionnaire en 1967. La synagogue est actuellement en cours de réhabilitation, grâce à des interventions artistiques parrainées par le CIBR (Consistoire Israélite du Bas-Rhin). Ces projets artistiques sont l'occasion de le rouvrir au public et surtout de le découvrir d'une manière alternative au discours purement historique et patrimonial habituel.

Le projet de Ben Jack Nash produit deux installations qui se concentrent sur deux parties du bâtiment : ses objets et sa lumière. Bien qu'il soit vide, plusieurs objets ont été conservés (des bancs, un bain-marie, un candélabre, des tablettes de prière, une mekhitsa et une sculpture de main en pierre de « donation ». Ils témoignent de certaines fonctions d'origine du bâtiment, mais qui ne sont pas évidentes à partir de l'architecture extérieure La lumière qui traverse les vitraux est projetée sur le sol en jaune, ocre et blanc et révèle l'orientation de l'édifice avec le chœur orienté à l'est.

Les deux installations de Ben Jack Nash sont séparées par l'ombre et la lumière sur les deux côtés du bâtiment à droite et à gauche de l'allée principale. Ils se dévoilent en deux temps et en deux mouvements. Ce système binaire imposé par Ben Jack Nash interroge notre vision, en propulsant le visiteur de l'invisible vers l'hyper-visible en révélant la vraie nature artificielle de ce qui paraissait si réel.

Avant de décrire l'œuvre de Ben Jack Nash et de garder à l'esprit le lien avec celle d'Yves Klein comme ci-dessus, il est important de la comprendre dans le contexte du voyage de l'invisible à l'hyper-visible. Imaginez que vous êtes une douzaine de personnes devant la synagogue. C'est la première fois que vous y entrez, vous ne l'avez jamais vue que de l'extérieur synthétique qui cache sa véritable fonction - comme c'est le cas de nombreuses synagogues rurales. La superficie des synagogues est d'environ 150 m2. (17,3 m de long sur 10,75 m de large). Au premier étage, deux balcons peints nous racontent la séparation entre hommes et femmes pendant le service. De part et d'autre de l'allée centrale, plusieurs rangées de bancs en bois font face à la bimah, posée sur une plate-forme surélevée. La lumière vient de la droite se reflétant sur le sol. Les ombres des tablettes de prière accrochées au devant de la salle résonnent avec les traces peintes des anciennes colonnes entourant l'autel. Un silence profond y règne, qui rappelle indéniablement le caractère spirituel du lieu, mais aussi l'histoire tragique des Juifs d'Alsace et d'Europe il y a un peu plus d'un demi-siècle.

Certains endroits parlent d'eux-mêmes.

Après être resté un court instant dans l'espace, il y a silence et rien ne bouge, pas même les reflets de la lumière sur le sol. Les membres du personnel commencent à bouger lentement mais avec une détermination précise. Ils déplacent le premier objet, puis le second puis le troisième de leur socle. Malgré leur déplacement, les ombres de ces objets restent en place, figées.

Subterfuge.

Ce sont ensuite les vitraux tournés à gauche qui sont placardés un à un sans que leurs reflets sur le sol ne disparaissent. N'aurais-je pas dû m'en rendre compte plus tôt ? N'aurais-je pas dû m'apercevoir devant les fenêtres que mon ombre n'était pas projetée sur elles ? De plus, en y réfléchissant bien,  la lumière à cette heure de la journée ne devrait-elle pas venir de l'autre côté ? Depuis l'autre côté! Quelle (mé)compréhension ai-je des phénomènes naturels les plus ordinaires ? Mon orientation dans l'espace ? L'existence de mon corps sur Terre, en ce lieu ? Au calme mélancolique du lieu vient de se substituer une tempête, une tempête de questions mais surtout de doutes. Ce qui m'apparaissait comme une vérité était en fait une illusion artificielle. Platon nous a mis en garde contre cela. J'ai vu cet endroit sans m'en rendre compte, sans me rendre compte de ma place sans interroger la mémoire qui l'habite.

Le geste sculptural de Ben Jack Nash se situe quelque part entre James Turrell, Claudio Parmigianni et Giuseppe Penone. Il se situe entre Mendota Stoppages (1969-1974), les Delocazione (à partir de 1970) et Respirer l'ombre (2000). L'artiste fait partie de cette famille des « inventeurs du lieu » comme l'a désigné Georges Didi-Huberman dans sa trilogie. Il fait partie de cette famille de
des sculpteurs qui par la lumière, l'ombre et/ou les traces sont des constructeurs de lieux 'construisent des lieux où voir à lieu'.

Les ombres et la lumière artificielles se révèlent comme des jeux illusoires qui nous rendent plus conscients de notre corps - de notre moi présent et pourtant aussi absent. Ils nous demandent de replacer nos corps dans l'espace et dans le temps. Pour trouver leur place et peut-être les graver dans l'histoire. Ils font surtout ressortir la mémoire. Contrairement à l'histoire, memory  n'existe que dans le moment présent, ici et maintenant - ce qui la rend si fragile.

Visible? Invisible? L'expérience artistique de Ben Jack Nash est avant tout sensible et dérangeante.

droit d'auteur 2018

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