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Visibles-invisibles
par Claire Kueny

Certains lieux ont besoin de peu.


Dans l’ancienne synagogue de Reichshoffen (au Nord de l’Alsace), Ben Jack Nash présente un projet artistique ayant pour titre "Les résidus du vide". Deux installations, invisibles durant tout un temps de la visite de la synagogue, investissent l’ancien lieu de culte. Sont-elles résiduelles ? Disons en tout cas qu’elles révèlent toutes deux ce qui persiste, ce qui subsiste du lieu, de son environnement et sans doute, de son aura – pour ne pas dire son âme. Mais de quel vide cette œuvre dévoile-t-elle les résidus ?

Façonnés par l’histoire, habités par la mémoire et les oublis, construits par le temps, certains lieux sont dépourvus de vide. La synagogue de Reichshoffen est de ceux-ci, quand bien même elle est inusitée depuis plus de cinquante ans. D’ailleurs, aucun lieu n’est jamais vide, y compris celui qui se présente comme tel : le white cube, blanc, immaculé. Yves Klein l’a bien montré lorsqu’en 1957 chez Colette Allendy, puis en 1958 chez Iris Clert pour son exposition intitulée La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée, il a recouvert de blanc les murs de la galerie. Le monochrome à l’échelle de l’espace d’exposition devenu, sous l’emprise des critiques, « exposition du vide » proposait avant tout un cheminement spirituel, une plongée dans la « sensibilité picturale invisible ». En aucun cas une matérialisation du vide.


Or, pour faire voir ou percevoir cette « sensibilité invisible » (picturale ou non), l’espace blanc se doit d’être construit. En témoigne, dans le cas de l’exposition d’Yves Klein, le dispositif d’accueil des visiteurs déployé par l’artiste, depuis le carton d’invitation jusqu’à la couleur du cocktail servi le soir du vernissage : bleus. Seule une mise en condition des spectateurs, sans cesse ramenés vers le bleu (celui peint sur les fenêtres de la porte d’entrée du local et de la vitrine, celui du drapé encadrant la porte, celui du cocktail, etc.) avant d’être guidés par petits groupes par l’artiste dans l’espace blanc, pouvait leur permettre de déceler la présence, l’âme, ou, comme préfère le dire Yves Klein, le « rayonnement » ou la sensibilité invisible du lieu, de l’œuvre :

« Cet état pictural invisible dans l’espace de la galerie doit être en tout point ce que l’on a donné de mieux jusqu’à présent comme définition de la peinture en général, c'est-à-dire rayonnement. Invisible et intangible, cette immatérialisation du tableau doit agir, si l’opération de création réussit, sur les véhicules ou corps sensibles des visiteurs de l’exposition avec beaucoup plus d’efficacité que les tableaux visibles, ordinaires ou représentatifs habituels, qu’ils soient figuratifs ou non figuratifs, ou même monochromes ».

Ce travail sur l’immatérialité a été pour Yves Klein l’objet d’une quête sur l’essence artistique de l’œuvre ; l’objet d’une interrogation sur ce qui fait qu’un spectateur puisse être profondément touché par une œuvre, persuadé qu’il émane des matériaux des forces invisibles, une puissance émotionnelle signifiante. Comme l’écrit Denys Riout, Yves Klein aurait cherché « à cerner et à nommer la présence agissante qui distingue l’œuvre de toute autre quand elle en est dotée ».

La recherche menée par Ben Jack Nash depuis près de deux ans pour le site de l’ancienne synagogue de Reichshoffen revisite il me semble le travail d’Yves Klein autour du vide ; autour plutôt des « non-vides » que sont l’immatériel, l’inframince, la sensibilité, le rayonnement, tous plus ou moins visibles, invisibles même parfois, mais perceptibles malgré tout.

« What is not visible is not invisible » (« Ce qui n’est pas visible n’est pas invisible ») (2008), titre une œuvre de Julien Discrit, un néon qui reprend les codes élaborés par Joseph Kosuth ou Lawrence Weiner tout en niant la neutralité recherchée par les artistes conceptuels. Chacun à leur manière, ils suggèrent que ce qui n’est pas visible n’est pas pour autant absent ; qu’il n’est de vide que pour ceux qui ne regardent qu’en surface.

À la différence de la recherche de Klein, le travail de Ben Jack Nash à la synagogue de Reichshoffen s’attache toutefois moins à révéler les forces invisibles et présences agissantes de l’œuvre que celles du lieu. Construite à partir de 1851 et ayant servi de lieu de culte jusqu’à la mort du dernier officiant en 1967, pour la petite dizaine d’habitants de confession juive résidant encore dans le village après la Seconde Guerre mondiale à cette date, la synagogue de Reichshoffen fait actuellement l’objet d’un projet de réhabilitation, par l’intermédiaire d’interventions artistiques commanditées par le CIBR (le Consistoire Israélite du Bas-Rhin). Les projets artistiques donnent ainsi l’occasion au CIBR, propriétaires de la synagogue, de la rouvrir occasionnellement au public et surtout, de la faire découvrir autrement qu’à travers un discours uniquement historique et patrimonial.

La proposition de Ben Jack Nash qui donne lieu à la production de deux installations se concentre sur deux spécificités du site : ses objets et sa lumière. Bien que la synagogue ait été abandonnée, plusieurs objets de culte ont été conservés. Outre les bancs, un bénitier, un candélabre, des tablettes de prière, une mekhitsa, une main sculptée « demandeuse de dons » témoignent pour certains de la fonction du lieu – peu lisible dans son architecture extérieure. Quant à la lumière qui traverse les vitraux, elle se répand au sol dans des teintes jaunes, ocres et blanches, et indique au fil des heures l’orientation du lieu de culte, chœur vers l’est.

Dans la synagogue de Reichshoffen, les deux installations de Ben Jack Nash sont séparées entre les deux espaces du lieu, à gauche et à droite de l’allée principale, entre l’ombre et la lumière. Elles se dévoilent en deux temps et à travers deux gestes. Binaire, le système mis en place par Ben Jack Nash interroge la vision, en propulsant le spectateur de l’invisible au sur-visible, révélant la nature artificielle de ce qui semblait si réel.

Avant d’entamer la description des œuvres de Ben Jack Nash et compte tenu de la filiation avec La Spécialisation de la sensibilité à l’état matière première en sensibilité picturale stabilisée d’Yves Klein, il convient de s’interroger sur le positionnement à tenir, avec les mots, avec ce texte, à l’égard du passage de l’invisible au sur-visible. (À supposer que le lecteur de ce texte n’ait pas (encore eu) l’occasion de voir l’œuvre. À supposer aussi que le texte puisse redoubler l’expérience de l’œuvre.) Faut-il décrire ce travail comme si nous le découvrions nous aussi, en deux temps ? En même temps que le lecteur ? Ou faut-il d’emblée lever le voile sur ce qui produit le trouble, dans le passage de l’invisible au sur-visible ?

Envisageons l’option une (qui a l’avantage de décrire la synagogue, mais l’inconvénient de passer à côté des œuvres, ou en tout cas, de ne pas s’apercevoir qu’il s’agit là de l’œuvre). En ce dimanche après-midi, où les premiers signes du printemps se manifestent par la lumière encore fraîche mais déjà jaune qui illumine l’herbe verte devant la synagogue, nous sommes une petite dizaine devant la synagogue. C’est la première fois que j’y pénètre, je ne connaissais que son architecture extérieure, syncrétique, qui brouille sa fonction – comme il en est de nombreuses synagogues rurales. Deux jeunes gens nous ouvrent les portes et les ferment derrière nous. L’espace de la synagogue, tout en longueur, doit faire environ 150 m2. (Il mesure en réalité 17,30m de long sur 10,75m de large, soit 186 m2 et est précédé d’un vestibule de 22m2 et d’une abside carré de 14,50 m2, deux niveaux). À l’étage, deux balcons peints nous rappellent l’ancienne séparation des hommes et des femmes au moment de l’office. De part et d’autre de l’allée, plusieurs rangées de bancs de bois font face à l’autel, placé sur une estrade. À gauche, les fenêtres sont calfeutrées. La lumière vient de la droite se refléter sur le sol en damier. Les ombres des tablettes accrochées au fond de la pièce entrent en résonnance avec les traces peintes des anciennes colonnes ceignant l’autel. Il règne un silence profond, qui nous rappelle incontestablement la nature spirituelle du lieu, mais aussi l’histoire tragique des juifs d’Alsace et d’Europe il y a un peu plus d’un demi siècle maintenant.

Certains lieux se suffisent à eux seuls.

Voilà près d’un quart d’heure que nous déambulons en silence dans l’espace où rien ne bouge. Pas même les reflets de la lumière sur le sol. C’est au moment où je prends conscience de cette immobilité froide que les deux jeunes gens qui nous ont accueillis se mettent en mouvement, lentement, mais avec précision et détermination. Ils retirent un premier objet, puis un second, puis un troisième, etc. Mais les ombres de ces objets restent en place, figées.
Subterfuges.

Puis vient le tour des fenêtres sur la droite qui sont tour à tour obstruées par les médiateurs, sans pour autant que les reflets au sol ne disparaissent. N’aurais-je pas pu remarquer cela plus tôt ? N’aurais pas pu remarquer qu’en passant devant les fenêtres, mon ombre ne s’était pas projetée sur les reflets du soleil dans la synagogue ? D’ailleurs, à bien y réfléchir, la lumière en cette heure de l’après-midi ne devrait-elle par pénétrer dans l’espace depuis l’autre côté ? De l’autre côté ! Quelle (mé)connaissance ai-je donc des phénomènes naturels les plus ordinaires ? De mon orientation dans l’espace ? De la présence de mon corps sur Terre, dans ce lieu ? Au calme mélancolique du lieu vient se substituer une tempête : une tempête de questions, mais surtout de doutes. Ce qui me semblait si vrai n’était en fait qu’artifice, illusion. Platon nous avait bien mis en garde. J’ai vu ce lieu sans en prendre conscience, sans y prendre position, sans questionner la mémoire qui l’habite.

Le geste sculptural de Ben Jack Nash se situe quelque part entre ceux de James Turrell, de Claudio Parmigianni et de Giuseppe Penone ; entre les Mendota Stoppages (1969-1974), les Delocazione (depuis 1970) et Respirer l’ombre (2000). L’artiste fait partie de cette famille des « inventeurs de lieux » qu’a désigné Georges Didi-Huberman dans sa trilogie. Il fait partie de cette famille de sculpteurs qui, par la lumière, l’ombre ou/et l’empreinte, « construisent des lieux où voir à lieu ». What is invisible is visible.

Les ombres et les lumières artificielles de Ben Jack Nash révèlent leurs jeux illusoires pour nous faire prendre conscience des corps. De nos corps présents et pourtant en absence. Des corps absents aussi. Elles nous invitent à replacer nos corps dans l’espace et dans le temps. À prendre position et peut-être à les inscrire dans le cours de l’histoire. À faire émerger surtout la mémoire, car contrairement à l’histoire, la mémoire n’a de réalité qu’au présent, ici et maintenant – ce qui la rend si fragile.

Visible ? Invisible ? L’expérience artistique de Ben Jack Nash se veut surtout sensible, et agissante.​

Claire Kueny est critique d'art, docteure en histoire et théorie de l'art de l'Université Paris 8. Ses recherches portent principalement sur la sculpture et la création contemporaine.

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Echange avec Claire Decomps et Ben Jack Nash


Ce qui suit est un extrait d’une conversation entre Claire Decomps et Ben Jack Nash à son atelier à Strasbourg en Avril 2018 où ils explorent les rôles de l’objet et de l’architecture dans leur travail.

Claire Decomps est conservatrice du patrimoine à l’inventaire général du patrimoine culturel. Elle travaille sur le patrimoine juif dans la région Grand Est est au musée MAHJ à Paris. Elle travaille sur l’ensemble du patrimoine architectural ou objet, public et privé de toutes les époques.

 


Claire Decomps: Le patrimoine est une notion qui
s’est beaucoup enrichie au cours des années, même
depuis que je travaille dans ce service. À mes débuts
dans le service, on s’intéressait déjà au patrimoine
architectural, rural, ou vernaculaire, mais on s’arrêtait
en 1850. Aujourd’hui, nos recherches couvrent tout
jusqu’à nos jours. On a également introduit de nouveaux
champs, comme le patrimoine industriel ou
matériel. Le champ patrimonial s’est fortement développé,
et ça évolue en permanence.

Ben Jack Nash: Ce n’est pas seulement la bâtisse
qui fait partie du patrimoine mais aussi les objets qui
sont trouvés à l’intérieur. Pour moi, l'un est inhérent à
l'autre - l’espace et les objets sont liés physiquement
d'une part et symboliquement d'autre part dans leur
connexion à la mémoire. Comment, dans ton travail,
distingues-tu ce qui relève de l'architecture et ce qui
relève de l'objet ?

CD : La distinction entre architecture/objet n’est pas
toujours évidente. Par exemple, dans une synagogue,
une arche sainte construite en pierre est intégrée
dans l’architecture. Est-ce qu’une pierre tombale est
une architecture ou un objet ? ...Cette distinction n’est
pas fondamentale dans ce que je fais. C’est important
d’un point de vue juridique, pour la protection. En
générale, on considère que si c’est attaché à l’édifice
ça fait partie de l’architecture. Mais pour l’étude, ce
n’est pas fondamentale. Lorsqu’on fait une étude, on
ne sépare pas l’architecture et les objets comme dans
certains pays, mais on étudie les objets dans leur
contexte. Par exemple, une soukka, est-ce-que c’est
un objet ou de l’architecture ? C’est une cabane provisoire
pour la fête des cabanes. Ce qui est important,
c’est le toit. L’idée est que tu dois voir les étoiles, et ne
pas être protégé de la pluie. En théorie, c’est vraiment
une construction mais tu as beaucoup d’adaptation.
Par exemple, tu as des endroits où les greniers sont
aménagés pour pouvoir découvrir une partie du toit
pendant la fête et mettre des branchages. Dans ce
cas, c’est semi permanent et tu es dans une solution
architecturale. Ce qui important dans la soukka,
c’est que les gens doivent se construire un abri très
sommaire et tu réalises la difficulté de vivre sans protection,
donc c’est le toit qui est important et pas les
murs.

BJN : Je trouve que cette notion d'objet "attaché" à
l'édifice est importante et intéressante. Au 19e siècle,
on peut dire que les musées ont déplacés les objets
de certains lieux pour se remplir. C'était l’âge d’or des
musées comme symbole de la puissance de l’état.
Beaucoup d'objets conçus spécifiquement pour un
espace ont été enlevés et placés dans des musées.
Aucunes de ces oeuvres n'avaient été conçues pour
l'espace muséal. On a observé cela avec les tableaux
religieux, par exemple, qui ont subi dès l'époque une
réelle décontextualisation. Le musée est devenu dès
lors un artifice.
On peut aussi remarquer qu'on associe toujours l'objet
au lieu où on l'a vu. Ce lien, objet/lieu est très fort
car même de manière inconsciente, on associe toujours
l'un à l'autre dans nos souvenirs.
Dans Les Résidus du vide qui est une oeuvre In situ,
j'ai inversé ce vieux phénomène. À la place de changer
notre impression de l’oeuvre en la mettant dans
un espace alternatif, je change notre impression de
l’espace par l’oeuvre. Si tu l'exposes ailleurs, elle n'
aura plus de sens. C’est une intervention architecturale,
ce qui signifie que l’oeuvre, l’objet artistique, a un rapport
très direct même intrinsèque à son environnement.
J'en ai fait l’expérience. Il s’est avéré qu’il est bien
plus naturel de considérer l’objet et l’espace non pas
comme deux choses séparées, ni comme une seule
chose mais comme un spectre coloré. C’est plutôt
une série de chevauchements. Et ce spectre contient
toutes les données qui influent sur le bâtiment et
notre perception, de l'architecture à la lumière du soleil,
de l'objet au courant d'air... Les échanges et les
influences d'un espace ne s'arrêtent pas à ces frontières
architecturales.

*****

CD : C’est justement l’intérêt pour nous de travailler
sur les objets. Dans les musées, on ne connaît pas
forcement l’origine de l’objet. On étudie essentiellement
des objets qui ont un lien avec l’édifice dans
lequel il se trouve. Comment est-il arrivé là et pourquoi?
Dans le cadre du patrimoine juif, il y a beaucoup
d’objets extrêmement mobiles. C’est un peuple qui
a beaucoup bougé, avec beaucoup de perturbations
historiques, beaucoup d’édifices ont été détruit avec
des objets répartis un peu au hasard. Par exemple,
à Thionville, l’harmonium a été fabriqué dans le Vermont,
aux USA, ce qui est un peu insolite. Je trouve
régulièrement des objets qui viennent d’Afrique du
nord, de Pologne, de l’empire Hongrois, évidemment
d’Allemagne, d’un peu partout. Ce qui est intéressant,
c’est de savoir comment ces objets sont arrivés là.

BJN : J'ai l'impression que ton rôle est de matérialiser
les objets. Tu fais une étude pour déterminer son
influence, son rôle et son importance dans le patrimoine.
Effectivement, l’objet avant tes analyses existe
dans l'abstrait, le mystérieux. Ses origines et ses
fonctions sont peu connues. Tu rends l'objet visible
et compréhensible pour l'observateur en lui donnant
un sens scientifique, logique et historique. Je vois le
rôle de l’artiste un peu à l’inverse. Je veux aussi, d'une
certaine manière, rendre le monde plus visible mais
en retrouvant la condition abstraite de l’objet. Cela
crée un univers mystérieux propice à l'imagination.
Une fois que la provenance d’un objet est expliquée
c’est difficile de le penser autrement.

CD : Je vais faire parler les objets mais il y a un côté
très subjectif. Mon travail tente de mettre de la cohérence
où il y a du mystère.
Il y a très peu de contact avec le public dans mon
travail, mais quand j’ai la chance que cela arrive, ils
m’apprennent sur l’objet. Par exemple, j’ai rencontré
des personnes qui fabriquent des bandelettes de Torah,
moi j’ai une approche historique, par les normes
etc… mais eux vont me dire quel sens ils donnent à
cet objet, sachant que ce sens peut avoir évolué.
Ordinairement ces bandelettes étaient plutôt fabriquées
par des scribes, des lettrés, alors que là, elles étaient
fabriquées par des femmes pour leurs familles. C’était
une tradition de la région rhénane (ashkénaze), mais
ces femmes étaient d’origine séfarade. Ou des enfants
d’une culture différente en fabriquaient. Donc les gens
ont une connaissance des objets, il y a des
réinterprétations. Cette connaissance des objets
évolue encore.

BJN : Cette connaissance des objets et leur fonction
pratique a très peu de valeur pour moi. Je n'ai jamais
créé une oeuvre qui a une fonction pratique. C'est plutôt
sa forme, son rapport à la lumière, les limites des
matériaux, et son aura que je recherche pour communiquer.

CD : Dans la culture juive la fonction prime sur la
forme. C’est une culture du livre et de l’écrit mais qui
n’apporte que peu d’importance aux formes et au matériel.
À chaque fois, c’est une adaptation aux conditions
du lieu. Ce qui va définir un objet juif c’est son
usage. Mais ce même objet peut très bien être utilisé
différemment dans un autre contexte.
On a l'exemple dans la synagogue de Reichshoffen :
La fontaine faite à partir du bainmarie ou le candélabre
à partir de pieds de machine à coudre. La question
que je me pose toujours c’est à quoi sert l’objet. Par
exemple, une coupe peut avoir quantité de fonctions
différentes. Heureusement, il y a souvent une inscription
biblique ou un document du donateur pour
connaître la fonction. S’il n’y a rien, je vais tenter de
savoir comment les usagers se servaient de cet objet.
Beaucoup d’objet dans le judaïsme, dans les synagogues,
ont été offert par les croyants. Si je vois l’objet
hors contexte, je ne l’analyse pas. Mais, par exemple,
j’ai déjà vu des calices chrétiens utilisés en coupe à
Kidoush …donc c’est une coupe à Kidoush.

BJN : Dans l’art contemporain l’identité de l’objet qu’on
considère comme "oeuvre" est inséparable de ses indicateurs
contextuels et de ses matières premières :
le créateur, son environnement, le sujet, le processus,
la matière, le curateur, le spectateur et le lieu d’exposition.
Ces chevauchements rendent moins visibles et
identifiables l’oeuvre dans son temps et son espace
par rapport aux distinctions traditionnelles. L' oeuvre
peut être la somme total de plusieurs objets. L’objet
a besoin de plus en plus d'indices, comme dans tes
études afin d’être considéré comme une oeuvre d'art.
Je pense que les archéologues auront plus de mal
dans l’avenir à identifier les oeuvres d’art d’aujourd’
hui. À Reichshoffen, il y a beaucoup d’objets déconnectés,
ils n’ont plus de vie. Ils existent mais sont déconnectés.
Toi, grâce à ton travail, tu fais sortir ces objets de
leur passé, tu les ramènes à aujourd’hui, comme un
archéologue. L’objet est symboliquement enterré, et
tu redonnes vie à cet objet, qui sort de l’oubli.

CD : Les objets, ça bouge et c’est compliqué. Dans le
cas de Reichshoffen, certains objets seuls n’auraient
pas beaucoup d’intérêt mais c’est l’ensemble qui créé
la cohérence. Il y a quelque chose qui m’a beaucoup
touché parce que c’est très éclairant sur la vie des
juifs d’alsace au 19eme siècle, ce sont tous ces objets
bricolés. Ces recyclages d’objets sont caractéristiques
du monde juif. Ici, on retrouve beaucoup d’objets dérivés
de la fonderie de Dietrich. C’est très inattendu et
très intéressant, ça montre ce rapport à l’objet, très
différent de ce qu’on peut trouver dans une église.
L’objet a une présence qui s’impose à toi, même s’il te
dérange, que tu ne souhaitais pas le trouver là. L’objet
sera plus fort que les documents d’archive ou discours.
Les objets sur lesquels on travaille sont dévalorisés,
parfois méprisés. C’est rarement le cas dans
le patrimoine juif, où il y a souvent un attachement
affectif à l’objet. On va essayer de redonner un intérêt
à ces objets pour leur propriétaire. À ce moment-là,
on peut avoir un rôle pédagogique.

*****

BJN : L’incertitude de l’identité de ce bâtiment comme
synagogue est une des choses qui m’a frappée la première
fois que j'ai vu la synagogue, c’était si tu veux
une confusion d’identité. Sa fonction originale comme
lieu de culte juif ne m'a pas semblé tout de suite évidente.
Il fallait être plus attentif aux détails, approcher,
étudier et ne pas être trompé par sa silhouette ecclésiale.
Elle a aussi une présence immuable mais dans
la discrétion et la fragilité…

CD : La synagogue est orientée vers Jérusalem et là
on voit que ça pose un problème pour la visibilité de
la bâtisse. On voit la façade latérale, c’est le positionnement
du terrain qui décide du positionnement de la
synagogue. C’est une grande synagogue, un bâtiment
de grande qualité. Elle a la chance de ne pas avoir été
détruite, incendiée pendant la seconde guerre mondiale.
Elle est en bon état. Les premières synagogues ressemblent
beaucoup aux églises ou aux temples. Ici, on a quand même
une marque discrète. C’est une tendance alsacienne,
qu’on ne retrouve pas en Lorraine ou en Champagne-
Ardenne. Elle est ouverte mais discrète, on est
à mi-chemin.

BJN : C’est un phénomène qui existe aussi avec les
objets. Parfois la fonction n'est pas tout de suite évidente,
certains objets peuvent par leurs formes, se confondre
dans l'usage. Il est clair que la construction de la
 synagogue date d'une période de transition pour
la communauté juive. La bâtiment a cette caractéristique
de l'inaltérable mais des incertitudes sont aussi
très présentes.

CD : Ce coté solide dit aussi quelque chose. Cette
synagogue est trop grande par rapport à la taille du village.
L’époque de sa construction correspond à l’âge
d’or de cette culture juive rurale. Ils pensaient qu’ils
allaient encore s’agrandir mais enfaîte beaucoup ont
déménagé vers les villes ou l’étranger. Ils prévoyaient
un avenir qu’ils n’ont pas eu. C’est une étape intermédiaire,
la synagogue au 19eme s’affirme comme bâtiment public
mais ça s’écrit progressivement. Ça s’écrit progressivement
dans l’espace, du grenier à la ruelle à place
centrale et ça s’écrit aussi architecturalement de la
discrétion à l’affirmation de l’édifice israélite. On est
quand même assez tôt dans le siècle, en 1850, on
peut dire que la communauté juive est encore perçue
comme autre, c’est un chemin de conquête.
Plus le bâtiment est visible et affirmé plus la communauté
est accepté. Mais les grandes synagogues
monumentales viennent plus tardivement. Les lieux
de culte juif sont plus ou moins spectaculaire. Au début
du 19eme il faut vraiment s’approcher pour voir
les signes, à la fin du siècle, les inscriptions sont plus
marquées et affirmées.

Le plan que tu as aujourd’hui n’est pas le plan d’origine.
Ici aussi, on a un plan intermédiaire puisqu’il y
avait déjà les bancs sur le cotés mais la tribune était
au centre. On voit qu’on est dans un contexte traditionnel
puisque le modèle « église » que prendra le
plan en 1903 existe depuis la construction de la synagogue.
En 1903, on rapproche tout mais on agrandi pas le parquet
avec les bancs puisqu’on a pas grand monde. Moi, ce qui
 m’a surpris c’est tout ce vide central qui n’a pas été réutilisé
et qui n’existait pas au départ puisqu’il y avait la tribune au
centre. On voit ici aussi ce déclin de la communauté.

BJN : La Synagogue est comme tu le dis dans un
entre deux, une période de transition. Au delà de ce
qu'elle nous raconte sur la vie des juifs d'Alsace au
19eme siècle, la synagogue m'a inspiré chaque jour
que j'ai passé à l'intérieur pour préparer l'installation.
Je pense que chaque chose, chaque bâtiment, chaque
objet possède une énergie propre. Je vois la synagogue
comme très résistante. Parfois elle travaillais
contre moi, parfois avec moi. Je considère que cette
installation, je ne l'ai pas simplement créée pour le
lieu mais avec lui.


Avril 2018


 


 

Claire Decomps fr
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